Le grand vide ! Tout comme Luc SkyWalker face au côté obscur de la force dans la guerre des étoiles, j’avoue avoir été tenté par l’immaculée beauté de la feuille blanche en guise de newsletter. Car l’auteur de cette prose mensuelle, fruit de cogitations dominicales et nocturnes, se demandait bien comment rebondir après un mois de mai arrosé de ponts-viaducs et une actualité qui ne prêtait pas à la franche rigolade.
Dans ce cas précis de manque d’inspiration, il n’y avait pas d’autre solution que celle de se plonger dans la tonne de bouquins entassés sur un coin de bureau, en attente de lecture. Et c’est là que se produit le miracle espéré, sous la forme d’un opuscule au sous-titre évocateur : « comment faire pire en croyant faire mieux ». Le sourire jubilatoire est alors de retour, le stylo devient frémissant, les neurones s’agitent, car nul doute que LE sujet du mois n’est pas loin.
Toutefois, en guise de pré-introduction, je vous mets en garde tout de suite quant à la suite des évènements, surtout si vous ne connaissez rien aux méthodes de travail des scientifiques. Dans ce milieu, le doute permanent et la remise en cause du « certain » doivent être considérés comme des facteurs de progrès. C’est sans doute un art de vivre inconfortable mais c’est grâce à cela que vous vous déplacez sur une terre ronde sans avoir peur d’arriver à l’extrémité du monde, que la pomme de Newton ne tombe plus tout à fait pareil depuis que Einstein est passé par là, ou que vous évitez les saignées à chaque maladie un peu violente.
C’est aussi comme cela que, Maya Beauvallet, Maitre de conférence à Télécom Paris, se délecte dans un massacre à la tronçonneuse du management par objectifs et autres stratégies de motivation. A la lecture de son texte, le tir d’artillerie précédant le D-Day était, en comparaison, un jeu d’amateurs. Bref, son travail est particulièrement politiquement incorrect mais hautement rafraîchissant et stimulant.
Au départ, un constat : les managers ont tout faux et n’ont rien compris à la motivation des salariés (bon je caricature un peu mais je n’ai pas 150 pages devant moi !). En résumé, les indicateurs de performances sensés nous guider et nous motiver pour plus d’efficacité, sont des outils tellement puissants que l’esprit humain finit toujours par développer des contre-mesures. Le constat est parfois accablant : on ajuste son comportement en fonction des indicateurs, mais pas forcément dans le sens souhaité par les créateurs dudit indicateur. En d’autres termes, le management se fourvoie lorsqu’il prétend pouvoir influencer les comportements par des indicateurs chiffrés. L’homo sapiens est bien plus sapiens qu’on ne le pense. Dans la stratégie de la carotte et du bâton, il va développer des tactiques d’esquive pour croquer la première et éviter le second, tout en faisant croire le contraire.
La prime à la carotte
L’argent tuerait-il le plaisir ? Pour les économistes, il y aurait 2 moteurs à la motivation : celui lié à la satisfaction naturelle de la réussite et celui piloté par la gratification financière qui l’accompagne. La pensée dominante suggère un effet Kiss Cool : les deux moteurs s’additionneraient systématiquement et l’on obtiendrait alors un optimum d’efficacité. Or, nous réagissons de façon bien différente ! Faire rentrer du marchand dans le champ du plaisir naturel de réussir, ou pire ; dans celui de la morale et de l’éthique peut devenir très contre-productif. Une étude sur l’efficacité de la collecte de sang qui est gratuite en Grande-Bretagne ou en France mais rémunérée aux USA, montre un bien meilleur résultat en Europe , la « récompense monétaire » étant considérée comme dégradant le geste du don. Gagner plus, peut inciter dans certains cas … à en faire moins ! Et oui mon bon monsieur « la vertu n’a pas de prix ».
Le dilemme des déménageurs de piano
Si l’incitation individuelle a des limites autant valider la performance de l’équipe. Patatras ! Il y a encore des biais. Le déplacement de piano, en est une illustration. La qualité du déménagement est liée à l’efficacité du binôme de déménageurs, car un piano, « c’est pas une guitare » : il faut s’y mettre à deux ! De fait, la stratégie de récompense individuelle ne fonctionne pas. Mais le hic, c’est que le « bon » déménageur trouvera la récompense insuffisante face à son mérite. C’est le « blues des meilleurs » qui, par la pression du groupe, sont priés de ne pas « casser les cadences ». Dans ce type d’incitation, la démotivation des bons s’accentue plus vite que la remotivation des moins bons.
L’indicateur collectif trouve toutefois une véritable utilité dans une population relativement homogène : efficacité assurée à 100% dans une armée de clones.
La stratégie du salami
Si les indicateurs individuels ont des effets pervers, si le collectif tire vers le bas, il reste encore dans l’arsenal, le relatif : on pense pouvoir stimuler le travail des moins bons en récompensant les meilleurs. En gros, c’est le principe de la compétition sportive où tout le monde veut monter sur le podium. Mais ceux qui connaissent le tournoi des 6 nations savent par expérience qu’il y a deux solutions pour gagner : courir plus vite ou … faire de l’obstruction ! L’indicateur relatif doit donc être construit en pensant aux possibles dérives à moyen terme. L’oublier c’est se retrouver dans la position de cette charcuterie industrielle où l’efficacité relative était basée sur le nombre de tranches de salami produites par salarié. L’indicateur s’envolait mais le résultat de l’entreprise restait désespérément identique car il suffisait pour répondre à l’objectif de découper des tranches de plus en plus fines.
Ne jamais remettre au lendemain ce qui pourra être fait dans six mois !
Connaissant par cœur toutes ces perversions du système, le manageur moderne croit avoir trouvé la solution dans le management par objectifs, MPO pour les intimes. En résumé, le MPO crée une rémunération non linéaire dans le temps (la part variable) en fonction de l’atteinte des objectifs. Face à lui, l’Homo sapiens a compris depuis la nuit des temps que toute action doit être arbitrée pour maximiser le ratio efficacité/utilité … c’était vrai pour la chasse au bison, cela le reste en MPO ! Homo sapiens va donc choisir le « bon moment » pour faire l’effort. Trop tôt avant la date de l’évaluation, la récompense est trop lointaine, après l’évaluation, c’est évidemment trop tard. D’où l’apparition d’un effet yoyo où la productivité à tendance à se synchroniser sur les périodes d’évaluation/récompense.
Reste enfin les effets colatéraux : l’incitation sur un indicateur, c’est par nature négliger les tâches non mesurables mais c’est aussi la montée de l’individualisme.
J’avoue avoir bien ri mais être ressorti un peu KO de ce « bêtisier de la performance » remettant dans une autre perspective des « certitudes du bien manager ». Toutefois, comme dirait un beau brun ténébreux face à une innovante cafetière : What else ? Et c’est là que notre Maya de Télécom Paris nous assène quelques vérités.
Il ne faut pas tuer les indicateurs mais comprendre leurs limites et leurs imperfections et admettre qu’ils ont une tendance naturelle à pervertir les vrais objectifs.
Méfiez-vous des batteries d’indicateurs faciles à suivre mais qui font oublier les fondamentaux de l’entreprise.
Enfin, le meilleur indicateur reste l’observation de visu de ce qui se passe sur le terrain. Les indicateurs de performance sont des instruments de pilotage qui ne doivent pas faire oublier de piloter. Gérer la motivation, c’est avant tout comprendre les ressorts délicats et complexes du lien social. Et tant pis pour ceux qui croient encore au fantasme du pilote automatique en entreprise !
Vous pourrez à votre tour, si l’aventure vous tente, parcourir « les stratégies de l’absurde », ouvrage paru au Seuil, après vous être délesté de 14 euros, non remboursés par la Sécurité Sociale. Je suis sûr que vous ne piloterez plus tout à fait comme avant.
Un Livre de la Sagesse, je vous dis !