Cher Georges,
Oui je sais, je suis un peu familier en t’interpellant par
ton prénom. Mais bon, c’est une pratique courante aux Amériques où tu vis, non ?
Je ne vais quand même pas dire, cher Monsieur Lucas : toi et moi, on se connait
depuis trop longtemps. Enfin, surtout moi d’ailleurs, car celà fait 40 ans que
je suis ton adepte, addictif du menu déroulant que tu inventas pour ouvrir les
films de ta saga multi planétaire. Je me souviens encore de ce travelling
d’ouverture sidéral, interrompu par l’arrivée d’un vaisseau gigantesque venu du
fin fond de la galaxie, ou, pour être plus exact, des derniers rangs de la salle
de cinéma, par la magie des premiers Dolby Surround Stéreo. Je me souviens de ce
survol époustouflant en rase motte de l’Etoile de la Mort, réalisé avec 3 bouts
de maquettes, où l’on inclinait la tête en suivant les manœuvres d’évitement de
Luke Skywalker. Je me souviens, de cet étonnant maitre Yoda et des non moins
innovants sabres lazer qui animaient aussi des combats virtuels dans les cours
de récréation. Je me souviens de ta géniale idée de commencer une saga à
l’épisode 4, houps pardon IV, car tu utilisais malicieusement les chiffres
romains. Je me souviens de ces conjectures de doctes experts sur le pourquoi et
le comment de ce début commençant à mi-chemin. Je me souviens de ta capacité à
nous faire plonger dans un space opera totalement hors norme.
Oui, cher
Georges, je suis réellement un addictif compulsif et un disciple inconditionnel
depuis « La Menace Fantôme » jusqu’au « Retour du Jedi ». Oui, j’ai greloté avec
toi sur la planète de glace Hoth. Oui, j’ai été « amoureux » de la princesse
Leïa. Oui, j’ai adoré que tu nous perdes avec de nouveaux personnages et de
nouveaux mondes dans la seconde trilogie, enfin, la première : la déroutante
prélogie.
Alors tu comprendras probablement que je sois tombé des nues
(sans jeu de mot) en voyant ce septième épisode. Je sais, tu vas me dire que tu
n’es plus concerné, ayant vendu pour la modeste somme de 4 milliards de dollars,
tes droits d’auteur STAR WARS pour les prochaines années. Mais en te créant un
confortable matelas de monnaie, n’as-tu pas vendu aussi ton âme au diable du
marketing ? En fait, en découvrant « Le retour de la Force », j’ai compris que
je voyais probablement le premier film issu du Big Data. Ne te méprends pas ! La
réalisation est bien léchée. Le mélange images de synthèse/images réelles est
simplement parfait. Le nouveau petit robot BB8 est trognon. Mais j’ai vécu en
accéléré toutes les références des 6 épisodes de Star Wars sans retrouver
l’émotion passée. Peut-être que je vieillis ! Remarque, ce n’est pas grave pour
les jeunes nouveaux boutonneux qui découvrent ainsi « ton » monde. Mais n’as-tu
pas flingué au passage les légions de vieux croutons dont je fais partie
?
Je vois bien ce qui a dû se dire dans les bureaux de la direction de
Disney entre les vieux directeurs (un directeur c’est has been par principe) et
les jeunes geeks de data mining (une génération Y est fringante par nature).
- 4 milliards de dollars pour un western de l’espace ! Quel est le c..
qui a signé cette folie !
- Non, non boss, le Big Data nous montre que l’on
va rentrer dans nos fonds dès le second épisode. Il suffit de suivre le
modèle.
- Are you kidding, guy ?
- En fait, il suffit de reprendre les
vieilles recettes que vous aimez (les jeunes geeks savent super bien flatter les
vieux managers) et de les confronter aux attentes que nous avons modélisées au
travers des milliards de données issues des réseaux sociaux. Tiens, l’amour
improbable entre la princesse Leïa et le contrebandier Yan Solo. Ca avait fait
un tabac. On va les remettre en état de marche, histoire de flatter les vieux,
houps pardon les inconditionnels de toujours, et on va réitérer avec du sang
neuf. Il suffit de trouver une jolie rebelle et de l’associer à …
- Oui, à
qui ? On va pas reprendre un autre senior relifté des Aventuriers de l’Arche
Perdu.
- Non, non ! On va choisir un Star Trouper. L’ennemi juré. C’est bien
ça ! Un gars de l’Empire qui revient du bon côté de la force. C’est même
consensuel. En plus, les datas prouvent que si on choisit une personne de
couleur, cela entrainera des sympathies ethniques majeures. Du business en
plus.
- Mais c’est génial votre machin data. Et pour Yoda qui est mort de sa
belle mort, on fait quoi ? On ne va quand même pas le ressusciter.
- Pas la
peine, Boss ! Ce que veulent les spectateurs, c’est retrouver une certaine
vision de la sagesse. On a fait tourner nos modèles et une petite vieille, toute
fripée mais avec de grands yeux profonds permet de retrouver l’adhésion d’une
majorité. Idem, on va refaire une grosse attaque, d’une bien plus grosse Etoile
de la Mort (merde on en veut pour 4 milliards !). 100% du panel en
redemande.
- Hey, les petits gars, faudra que je vous confie d’autres
scénarios si ce que vous dites est vrai.
Alors Georges, ce n’est pas
un peu cela qui s’est passé ? Tu sais, j’en ai gros sur la patate et sans doute
toi aussi. D’ailleurs, tu as été tenu éloigné de la nouvelle réalisation. Un
vieux grognon comme toi n’aurait pas pu laisser faire !
Et moi aussi, je
grogne ! Car au-delà de ce scénario parfait mais dénaturé, c’est un futur
totalement modélisé qui me fait peur et qui me révulse. Le big data est la plus
belle et la plus terrible des choses. Efficace, le big le sera dans tous les
cas. Utile, il le sera évidemment en trouvant des relations pertinentes entre
des données à priori totalement ésotériques. La smart city sera gavée de big
data pour optimiser les consommations énergétiques ou réduire les
embouteillages. Le médecin pourrait améliorer ses diagnostics avec quelques
suppositoires au big data concentré. Les assurances feront les yeux doux à leurs
monstrueuses bases de data pour le meilleur ou pour le pire de notre prime
annuelle. Mais la big data c’est aussi anticiper nos comportements et là, pour
moi, ça coince. Que nous le voulions ou pas, la vague du big data sera big, mais
vraiment très big. Elle nous submergera toi et moi, mais essayons de ne pas
l’utiliser pour tout et n’importe quoi.
Je sais ce que tu vas me
rétorquer, Georges. Monsieur Disney te souffle dans l’oreille que sa méthode est
la bonne. Et il te le prouve, jour après jour, en faisant de STAR WARS la plus
belle « cash machine » de l’histoire du cinéma et des produits dérivés. Et
hélas, il a mille fois raisons ! Mais a-t-on réellement besoin de produits
«parfaits » … et sans saveur ? Le STAR WARS de demain doit-il être le Mac Do
cinématographique global du 21ème siècle : identique partout, sans accroc, sans
surprise, sans saveur. Un produit lisse, un simple « machin » utilitaire que
l’on prend et qui ne laisse pas le moindre souvenir.
Alors oui, ami
Georges, STAR WARS est passé du coté obscur de la data force. Mais j’espère
qu’avec ton petit pactole de dollars tu me feras à nouveau frétiller en
mobilisant ton intelligence créative et exubérante. Tu le sais comme moi, ce ne
seront ni l’intelligence artificielle ni le big data qui enfanteront les Leonard
de Vinci, Rodin, Eiffel ou Visconti de demain. On ne crée pas de chef d’œuvre
avec une photocopieuse. L’innovation de rupture est dans nos neurones, pas
dans les bits des ordinateurs.
Georges, reprend la main, c’est ton ami
inconnu qui te le le demandes afin que Yan Solo ne puisse plus jamais dire : «
oui c’est moi, enfin ce qu’il en reste » ! Que la force soit avec toi !
André Montaud
am@thesame-innovation.com