dimanche 1 mai 2016

STAY IN THE BOX


« P… de M… »

Bon je sais, on ne doit pas jurer à l’écrit, et encore moins dans une chronique innovation particulièrement sérieuse. Alors, vous pouvez remplacer par « Oh B… » toute aussi peu châtié, par les plus savants « orchidoclaste » ou « coprolithe », ou encore par le plus subtil Whoopsidaisies (littéralement « Houps-là la pâquerette ») pour les adeptes inconditionnels de Hugh Grant et Julia Roberts dans Coup de Foudre à Notting Hill .

Mais le résultat est le même. Que l’on soit PDG ou routard, dans tout aéroport à l’autre bout de la planète, il est difficile de ne pas lâcher un juron onomatopéiste bien senti, à la vue d’une correspondance ratée, qui, par un effet domino, va bousiller une bonne partie de la suite du voyage.

C’est ce qui est arrivé au passager du vol SOI2, Tokyo-San Francisco, qui a dû attendre la suite de son voyage après une escale technique à Hawaii : un peu, beaucoup, passionnément.

Remarquez, il y a plus moche comme arrêt forcé. Entre les plages paradisiaques du Pacifique et le crachin granitique des Kerguelen, ya pas photo. Mais de là à devoir attendre 300 jours, il y a de quoi mettre sur liste noire cette compagnie aérienne.

Cela tombe bien, car elle ne prend pas de passager, seulement des pilotes. Enfin, pas plus de un à la fois. Car derrière l’indicatif SOI2 se cache un des plus grand concentré d’innovations suisses, et qui, ne vous en déplaise, n’est pas le nom secret du futur Nespresso® mais celui de Solar Impulse 2.

Cet avion est une fabuleuse Formule 1 des airs dont les technologies sont poussées aux limites pour réussir un tour du monde à la seule force du dardant Phébus. Enfin, lorsqu'on parle de roi de la course, on oublie bien vite la vitesse qui ne dépasse pas les 35 km/h au décollage et les 70 en vol. Pas de quoi se faire flasher par un radar de la maréchaussée. On oublie aussi la puissance qui s’apparente à celle de l’avion de Blériot qui traversa la Manche en 1909.

Mais le reste, c’est tout simplement du wouaouh en barre, genre méga Toblerone®, résultat de 20 ans de jus de matière grise.



Avec une envergure de Boeing 747 et un poids plume de voiture de M. et Mme Michu, il a fallu ruser un peu partout. La cabine de pilotage bien que bourrée de capteurs est spartiate pour le pilote. Oubliée la pressurisation, vive le masque à oxygène. On est loin de la classe affaire. L’aile, tapissée de 12000 cellules photovoltaïques ultra fines, est un chef d’œuvre de fibres de carbone structurées en nid d’abeille pour assurer une certaine rigidité à l’ensemble. Mais la dame reste fragile, n’aimant pas trop les coups de vent. Les 4 moteurs électriques ont un appétit d’oiseau car le seul mot d’ordre est : ECONOMISER L’ENERGIE. Et pour économiser, il faut être hyper aérodynamique, un truc à faire pâlir de jalousie les Porsche et autre Ferrari. Avec une finesse de 36, Solar Impulse s’apparente à un excellent planeur de compétition. Dans un langage moins ésotérique, il peut parcourir 36 km en perdant seulement 1km d’altitude.

Et ça, c’est malin !

En début de journée, l’avion vole pépère à 2000 mètres d’altitude, puis, lorsque le soleil tape dur, il recharge ses 400 kg de batteries tout en montant à 8000 mètres.

Lorsque la nuit arrive, et ben mon bon monsieur, ya plus de soleil !

Alors, avant de trop tirer sur les réserves, l’avion glisse doucement pour retrouver son altitude nominale de croisière. Les profils de vol sont si parfaitement artistiques qu’ils feraient frémir de plaisir plus d’un commandant de bord.

Un dernier point pour chasser les rodomontades des grognons de service sur les rêveries d’utopistes verdoyants. Non, Solar Impulse n’est pas un prototype de l’aviation qui serait demain convertie au grec Hélios.

Il suffit pour s’en convaincre de regarder les ordres de grandeur, vous savez, ces machins physiques qui bousillent les rêves mais évitent de dire de grosses bêtises médiatiques. Avec 200m2 de cellules solaires et le rendement de toute la chaîne de transmission, Solar Impulse dispose de plus ou moins 6kW (une Citroen 2CV de 1949 !). Un Airbus A380 au décollage a besoin, lui, de… 150 000 kW. Oui, vous avez bien lu : 25 000 fois plus. Et même si les cellules étaient parfaites on frôlerait poussivement les 50kW.

- « Mais les ailes d’un Airbus sont plus grandes » me dis-tu, lecteur pas convaincu.
- Ok, disons dans les 1000 m2, allez, on arrive à 250 kW tout mouillé. Voila pourquoi il sera franchement difficile de faire voler un vrai avion à l’énergie solaire. T’as compris lecteur soudain dépité mais qui va pouvoir briller par son savoir au prochain dîner ?

Là, j’ai l’impression soudaine que j’ai un peu cassé l’ambiance. Erreur de l’ingénieur cartésien qui sommeille en moi.

Que diantre ! Ressaisissons-nous :

Solar Impulse est LA machine à inventer les records de tour du monde LENT.

5 jours en vol continu sur la première étape de la traversée du Pacifique : un exploit humain, sportif et technique. Des projets comme cela, sont aussi fous qu’un programme Apollo et tout aussi révélateurs de la capacité de l’Homme à dépasser ses limites, lorsque l’envie lui prend. Les fondateurs Bertrand Piccard (pas celui des surgelés) et André Borschberg ont consacré deux décennies de leur vie à bousculer les montagnes de l’impossible, à challenger les chercheurs de l’EPFL, à secouer les sponsors. Et cela a fini par marcher avec le génialissime slogan de promotion « FUTURE IS CLEAN », prouvant, une fois de plus, que la meilleure innovation ne réussit que si l’on arrive à raconter l’histoire qui va avec.

Et si je vous écris tout cela, c’est que j’ai regardé en direct sur Internet à 3h du matin (oui je sais, mais quand on aime on ne compte pas), l’arrivée de SOI2 sur la splendide baie de San Francisco avec le Golden Bridge en fond. Webcam face au pilote, toutes les données du cockpit disponibles sur mon PC à 12000 km : un concentré de techno je vous dis !

Le dialogue est réjouissant :
- Jeune contrôleuse de vol installée à Monte Carlo : gardez la trajectoire, montez la vitesse à 65 km/h
- Bertrand Piccard, totalement volubile et fasciné par le spectacle, dévie légèrement
- Elle : Hey patron ! Stay in the box (sous entendu, reste dans l’enveloppe de vol autorisée)
- Lui s’adressant à André Borschberg venu le filmer en hélico : André, tu entends ça, c’est bien la première fois que je vais devoir rester dans la boite. En général on sort plutôt du cadre tous les deux, non ? (allusion au « think out of the box », le « savoir sortir du cadre» de l’innovateur)

Car il faut bien le reconnaître, Solar Impulse, est l’innovation de rupture par excellence, fruit d’une vision et d’une passion débordante.

Inspirant pour les innovateurs ! Enthousiasmant pour tous ! Et plein d’énergie optimiste à revendre !

André Montaud (un plus modeste anti-« stay in the box »)