J’AI MAL AUX PIEDS
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« Mais tu es fou à lier », me rappelle
à l’ordre le redac’chef
Bon, j’ai personnellement fait le
même constat que lui depuis longtemps mais, UN, cela ne m’a pas empêché de
vivre jusqu’à aujourd’hui, et DEUX, je ne vois pas pourquoi, il me dit cela
maintenant. Ok, j’ai les yeux rougis par le décalage horaire, les cheveux en
bataille, les vêtements froissés d’avoir eu les genoux sur le menton dans un
siège éco d’un long vol intercontinental, mais cela ne justifie en rien ses
propos.
Et lui de
reprendre : « tu m’avais parlé d’une super chronique sur le CES,
la Mecque de l’innovation électronique à Las Vegas, et tu commences par un
titre sur tes problèmes de pédicure ».
Dans ce cas, la meilleure
tactique c’est le profil bas et de dire « ok, tu as raison, tu n’as qu’à
mettre -compte rendu d’activité sur le CES 2019 à Las Vegas-. C’est un peu
long, c’est factuel et au moins, on saura pourquoi personne ne va lire ce
papier ».
Car qu’est-ce que je peux y faire
moi, si le CES est gigantesque. Un salon qui occupe tout un centre-ville, hôtels
compris ; dont les halls d’expos sont tellement grands que tu te retrouves
totalement dépité, en fin de journée, en te rendant compte qu’après en avoir
arpenté un, il y a le même à l’étage du dessus et pleins d’autres ailleurs. Un
salon où tu parcours à l’aise tes 20 km par jour parce que tu risques de
trouver la pépite que tu attendais dans le lieu le plus improbable, loin des
plans sagement ordonnés par thématique de l’organisateur.
Comment il peut comprendre ça,
mon redac’chef ? Le CES, c’est autant un job de bagnat que l’éclate totale !
Car de l’innovation, il y en a partout. Des expériences de vie à bord des
voitures autonomes, des écrans grands et petits, enroulables ou pliables, des
maisons qui savent ce que je veux sans me le demander, des robots qui m’accompagnent
dans ma vie de tous les jours, des lunettes pour voir en virtuel et en direct l’autre
bout de la planète, des pays qui se bagarrent pour avoir le plus grand nombre
de startups et des grands groupes qui montrent à la face du monde qu’ils sont
les champions de l’open innovation en accélérant à tout va les dites startup.
C’est cela le CES, et beaucoup
plus encore, car il ne faut pas l’oublier, le « S » du CES veut bien dire
Show. Un show à l’américaine où Las Vegas, cette ville perdue au milieu de
nulle part, est propice à nous envelopper dans une gigantesque bulle de rêve.
Rêve de tous ces milliers de
jeunes entrepreneurs qui détiennent l’idée du siècle (forcément !) et qui
se voient déjà en nouveau Bill Gates ou Jeff Bezos à force de répondre à
longueur de journée aux questions des télés du monde entier. The show must go
on !
Rêve d’un monde où le bonheur de
l’Humanité passe par une technologie forcément triomphante, gavée à
l’intelligence artificielle, au blockchain, à l’IoT, aux OLED et autres jargons
tout aussi abscons.
Rêve dérisoire à l’image de tous
ces objets indispensables dont on ne savait même pas que l’on pouvait en avoir besoin
5 minutes plus tôt. La sortie de route guette dans ce monde de l’inutile utile,
à moins que ce ne soit l’inverse. Alors oui, il y a de l’absolument formidable
ici, mais a-t-on besoin d’une roue pilotée pour faire maigrir son chat, d’un
ours en peluche connectant votre bébé aux réseaux sociaux ou de la machine à
laver les chaussures ?
Au-delà du discours sur les
« WOW ! Amazing ! », on oublie ici très facilement la réalité
du vrai monde.
A l’intérieur du CES, on nous
vante les bienfaits pour la fin d’année, c’est sûr, d’une Terre gavée de réseaux
5G qui veulent tous nous relier à grande vitesse sur la planète entière alors
qu’il suffit de franchir la porte pour se rendre compte que la 3G peine encore dans
les rues voisines.
A l’intérieur, on montre des
technologies toutes plus merveilleuses les unes que les autres mais tellement dévoreuses
de la fée électrique. Les « promis-juré » de réduction énergétique drastique
s’effondrent à la lecture des spécifications techniques. Au CES, on parle de
télé 4K ou 8K mais pas des questions de recyclabilité ou d’empreinte carbone. Le
réchauffement climatique ne doit pas franchir les entrées de halls bien
climatisés.
A l’intérieur, on nous parle
d’hyper-connectivité, de déluges de data pour le bien-être de l’Humanité. Dans
d’immenses espaces dédiés, Google, Amazon, et bien d’autres, nous vantent les
mérites d’outils pour tout piloter du sol au plafond, du réfrigérateur à la
voiture, du pépé au bébé. Mais trouver des conférences sur la protection des
données privées relève ici du miracle, genre mission impossible puissance 10.
Alors oui, ce CES est extasiant à
plus d’un titre et laisse, en même temps, un profond sentiment de malaise comme
si ce temple de l’innovation se décalait tous les ans un peu plus de la Société
réelle. Le « C » de CES, veut dire consommateur, et il serait peut-être
temps de s’en souvenir. Loin d’être un gogo, le « C » est un être
sensible et sensé qui pourrait envoyer aux oubliettes tous ces acteurs de
l’industrie numérique qui ont voulu croire que son profilage pouvait s’acheter
contre quelques menus services ou que sa compréhension des enjeux climatiques
était insignifiante et sans intérêt.
Le CES, antre de l’innovation,
vit son 21ème siècle comme le vingtième. Et si j’ai un conseil à lui
donner, c’est de rapidement changer d’univers au risque de ne pas s’en relever.
Franchement ce serait dommage.
Bon, en attendant, j’ai toujours
mal aux pieds après ce double marathon parcouru dans le Nevada et je n’ai pas
encore commencé ma chronique.