mercredi 27 mai 2020

CoronAlphabet : le dictionnaire à l'épreuve du virus

Le 17 mars à midi, en tirant la porte de nos bureaux, j’avais le sentiment étrange de vivre un instant unique de la vie. 55 jours plus tard, alors que le tic-tac de l’horloge reprend son cours, je vous livre ce coronalphabet, petit abécédaire d’un confinement où chaque heure fut un long voyage intérieur immobile.

 


Agile
n.m : impossible de ne pas commencer cette chronique par les soignants, tant ils ont été notre phare et notre bouée de sauvetage. J’aurais pu choisir le mot « abnégation », mais la fabuleuse intelligence collective qui a permis de passer de 5000 à 15000 lits de réanimation en quelques jours méritait bien ce coup de projecteur en montrant le meilleur de ce que l’Homme est capable de réussir

Business n.m. : business as unusual. On fait quoi quand toutes ses certitudes s’effondrent ?

Confiance, communication, crise n.f. : ça se bouscule à la lettre C. Le coup du nuage de Tchernobyl qui s’arrête aux frontières ne peut plus fonctionner dans une société où l’information, vraie ou fausse, circule à la vitesse de l’éclair. Jetez un œil non partisan sur les communications politiques de la Chine, Taiwan, France, Allemagne, USA ou Brésil et vous aurez de quoi préparer vos futures communications en temps de crise.

Déconfinement n.m. : A ne pas confondre avec la décompensation. Exercice effroyablement périlleux, piloté par un ésotérique R0 dont la valeur, et donc le résultat, est connue avec un décalage de 15 jours. « Quoi ? On a fait une bêtise ? Non, ça va ! »

Exponentielle n.f :  Courbe s’envolant vers le ciel qui a quelque chose d’effrayant lorsqu’elle décrit le nombre de contaminations et la projection qui peut en être faite. « Marcel, ressort moi mon livre de terminale que je potasse un peu les logarithmes pour linéariser tout ça ».

FiFo abv. : First In First Out (premier entré, premier sorti). Un des grands classiques de la gestion industrielle et logistique qui devrait s’appliquer à toute saine gestion physique de stock, fut-il stratégique (à l’exception des bonnes bouteilles de Margaux et autres Bourgogne).

Géopolitique n.f. : « Usine du monde » ou « monde des usines » ? 145 petits nanomètres ont fait exploser en quelques secondes un dogme de trente ans

Heure n.f. : « à l’heure actuelle » ou son synonyme « à ce stade » sont des expressions de la novlangue signifiants, « mais je n’en sais strictement rien de ce que nous devrons faire demain ». Mais c’est plus classe.

Impression 3D n.f. : on la connaissait comme une technologie de geek (on doit dire makers aujourd’hui). Elle a gagné ses lettres de noblesse en produisant nuit et jour des visières et autres pièces de rechange pour les respirateurs et a donné une fierté toute particulière aux équipes qui contribuaient.

Javel n.f. : Se dit de l’hypochlorite de sodium. Virucide extrêmement puissant qui, quoiqu‘en disent certaines sources autorisées outre Atlantique, ne doit pas être injecté dans les bronches ou les veines des malades.

Kilomètre n.m : nouvelle unité de mesure, issue du confinement, dont la valeur 2 vaut 135 euros lorsqu’on la pratique à pied

Lucidité n.f. : méfiez-vous, comme de la peste, de la lucidité rétrospective, maladie très fréquente lors de situations dramatiques. Elle se repère par le nombre de « je vous l’avais bien dit ».

Masque n.m. : très ordinaire bout de tissu, qui aurait pu fait pâlir de jalousie tous les boursicoteurs du dimanche si la situation n’avait pas été si grave. La culbute des prix, fois 10. Du jamais vu.

Numérique n.m. : le web a tenu, parfois chaotique, parfois irritant, parfois parfait, mais toujours là, assurant un lien social, certes virtuel, mais qui a pallié notre manque dans le monde réel. Qu’aurions nous fait 50 ans plus tôt, accrochés à notre transistor grandes ondes et à notre téléphone noir en bakélite ?

adv. : « mais où sont-ils passés ? » : pas la moindre trainée d’avion dans le ciel bleu azur, ou si peu. Quelques vols d’affaires, d’énormes C19 américains transportant des écouvillons de l’Italie vers les USA, des Beluga d’Airbus faisant la navette France-Allemagne, sinon rien. La crise du transport aérien se lit dans les nuages.

Pollution n.f. : un bonheur dans le malheur. Les grandes métropoles perdent leurs oxydes d’azote, l’atmosphère est limpide au point de voir l’Everest depuis Katmandou, les gaz à effet de serre plongent drastiquement. Un plaisir de l’instant mais qui nous montre la gigantesque marche qui reste à accomplir pour respecter le protocole de Paris.

Quatre n.m. : 4 milliards d’humains recroquevillés sous la vague épidémique. La moitié de notre monde en position stop et une nature qui en profite pour reprendre ses droits. A moins que ce ne soit cette dernière qui ait décidé de siffler la fin de la partie.

Réouverture n.f. : « réouvert » ou « rouvert » ? Le ou la Covid ? Quel autre animal sur Terre se préoccuperait de la valeur d’un « e » muet ou du sexe d’une maladie ?

Science n.f. : quand la science est muette, le média parle.

Télétravail n.m. : nouveau mode de travail apparu au 21ème siècle, passé du rang de « évidemment que c’est bien mais, c’est impossible chez nous » à « c’est obligatoire ».

Usine n.f. : voir géopolitique

Virus n.m : petite bête, parfois couronnée, se déplaçant préférentiellement en avion. Incroyable corrélation entre la diffusion du COVID19 et les grands couloirs aériens

Wuhan n.p : « bourgade chinoise » de 11 millions d’habitants ayant acquis une notoriété soudaine en janvier 2020

Xpert contract. humoristique : « les grands experts, très assurés ; les petits experts, qui manquent d’expérience sur Zoom et dont on ne voit que le nez, le menton et les lunettes en gros plan ; les soi-disant experts, qui répètent ce qu’ils ont entendu une heure avant sur une autre chaîne ou à la radio ; et, enfin, les faux experts qui lancent des craques en espérant faire le buzz. À force de tous les regarder, j’ai découvert un théorème, que je vous propose : plus il y a d’experts, moins on comprend. » (Claude Malhuret au Sénat)

Zoom n.m : marque commerciale d’un outil de visioconférence et de webinaire découvert en quelques jours par des milliers d’entreprises. Zoom est au blabla, ce que Frigidaire est au froid. Expression populaire : « on se fait un tchat sur zoom »

 

Ainsi se termine cette tranche de temps entre parenthèses. Une étonnante période où le sens de la vie, du travail, de la famille a pris une toute autre dimension. Je ne sais pas ce que sera « le monde d’après », mais ce qui est sûr, c’est que nos arrière-arrières petits-enfants interrogeront leurs parents avec une malice toute particulière « dit, ton papi, il a connu le jour où la Terre s’est arrêtée ? »

 

Andre Montaud

vendredi 20 mars 2020

CoronaVirage : sortie de route annoncée



La chronique que je vous livre aujourd’hui est inhabituelle dans sa forme, sa longueur et son style. C’est une tranche de vie, comme l’extrait d’un journal intime écrit au fil des jours. Un exutoire à une angoisse qui m’a habité depuis presque trois mois et dont ce premier épisode s’achève à quelques jours du printemps, lorsque la Terre appuie sur le bouton STOP.


31 décembre 2019 : Tic-Tac, Tic-Tac, Tic-Tac. La vieille horloge franc comtoise égraine le temps comme elle le fait si bien depuis des siècles.

Moi : Si loin, déjà si loin. La neige plus ou moins artificielle sauve les vacances de Noel dans les stations. Carlos Ghosn rentre de son long séjour japonais. La bourse est au plus haut. Les australiens se battent contre de gigantesques incendies. Le débat sur la réforme des retraites fait rage. On entre dans une nouvelle année. Le Monde est toujours Monde.

Pendant ce temps-là, en Chine, on tousse …

Tic-Tac, 4 janvier 2020 : les médias occidentaux font état d’une mystérieuse pneumonie qui aurait fait son apparition dans un marché de gros, en plein cœur d’une ville totalement inconnue, Wuhan.

Moi : aucun souvenir

Tic-Tac, 9 janvier : 400 peut-être 500 chinois sont diagnostiqués positifs à ce que l’on nommera plus tard SARS-CoV-2. Une grippe, rien de plus.

Moi : aucun souvenir

Tic-Tac, 15 janvier : Ça commence à s’affoler côté Chine où les réseaux sociaux contournent les médias officiels ; le virus virule dur et voyage déjà en s’invitant en croisière. La terrible saga démarre. Mais en France, on parle encore d’une grippe et de coronavirus.

Moi : tiens c’est quoi, au fait, un coronavirus ? Tu dis quoi Google ?  Virus en forme de couronne lorsqu'ils sont observés au microscope, identifiés pour la première fois chez l'humain dans les années 1960 et qui causent principalement des infections respiratoires. Rien de bien méchant.

Tic-Tac, 20 janvier : la transmission interhumaine est confirmée. Les premiers confinements se mettent en place. A Wuhan, les télés commencent à montrer des désinfections de rues avec des hommes en combinaison.

Moi : bizarre, bizarre, ces chinois. Ils montrent leurs muscles ?

Tic-Tac, 24 janvier : 45 millions de chinois sont mis en confinement. La Chine lance en urgence la construction de 2 hôpitaux d’une capacité totale de 2600 lits. 25 janvier : les festivités du nouvel an chinois sont annulées, les déplacements réduits, les écoles fermées jusqu’en avril. 30 janvier : l’OMS déclare l’état d’urgence de santé publique de portée internationale. En Europe, officiellement, on ne s’affole pas, mais on rapatrie les ressortissants basés à Wuhan

Moi : ça ne sent pas bon tout ça. Il va falloir fouiller dans la littérature scientifique. Je me remets à faire des statistiques. Je ne suis pas médecin, mais les chiffres et les modèles mathématiques, ça, je connais. Ça marche comment une épidémie ? C’est comme une boule de neige. Ça démarre d’abord lentement puis ça grossit de plus en plus, à mesure que la contagion se répand. La courbe ressemble fichtrement à une exponentielle.

Tic-Tac de février : des relents de xénophobie se font jour un peu partout sur la planète. Le «virus chinois», le «péril jaune» ou le boycott des restaurants asiatiques sont des signes qui ne trompent pas. La peur irrationnelle s’installe face à un ennemi invisible que l’on ne connait pas

Moi : mais c’est débile !

Tic-Tac, 13 février : les hôpitaux en Chine sont débordés. Le protocole de diagnostic évolue pour détecter plus tôt les malades. Les foyers de contamination se multiplient dans le monde, encore bien éloignés de l’Europe. En Corée du Sud, la guerre est ouverte. Alors que le début de la crise avait été très bien maitrisé, les contacts inconscients entre les adeptes de la secte Shincheonji font exploser l’épidémie. Le pays devient le second plus gros foyer épidémique.

Moi : chercher des chiffres, comprendre. Les données sont hallucinantes, même prises avec toutes les précautions d’usage car nous n’avons pas le recul nécessaire. On parle toujours de grippe au grand public mais le taux de contagion semble 3 à 4 fois plus élevé, et le taux de létalité, autour de 2 à 4%, est 10 fois supérieur. Politiquement et économiquement, c’est une gigantesque bombe à retardement.

Tic-Tac, 21 février : la Lombardie détecte 16 cas, 60 le 22, presque 900 le 28. Certains médias osent dire que l’épidémie se repend là-bas parce que le système de santé est moins bon qu’en France.

Moi : Folie ! Ce Nord de l’Italie, je le connais bien, c’est un territoire riche, bien organisé. Non, il se passe vraiment quelque chose de grave, de très grave. Commencer à alerter. Maintenant.

Tic-Tac, 25 février : la date de la première victime française du Coronavirus. J’apprends l’insupportable vocabulaire franglish branché. On ne parle plus de foyer de contamination mais de cluster. Haute-Savoie et Oise ont le triste privilège d’ouvrir cette nouvelle liste. Le carnaval de Venise est stoppé net, le nombre de contaminés et de décès atteint des sommets. En Corée, dans le pays le plus connecté au Monde, toutes les technologies sont mises en œuvre pour détecter et tracer les porteurs du virus. Oui mais, tout cela est… ailleurs.

Moi : J’hallucine. « COVID19 = grippe » reste toujours dans l’inconscient collectif. Ressortir les anciennes affiches des gestes barrières, vite ! Comment faire prendre conscience du danger ? Stade 1 ou stade 2 de l’épidémie, mais qui écoute ? Des infos qualifiées parlent déjà d’une contamination possible de 40 à 60% de la population mondiale. Mais qui en parle ? Incrédulité générale.

Tic-Tac, 6 mars : On franchit dans la journée les 500 cas détectés en France. Nous sommes sur les mêmes courbes que les principaux pays : +33% par jour, soit un doublement toutes les 72 heures.

Moi : je suis triste. Je comprends ce que vivent les italiens. L’engorgement des systèmes de soins. Une médecine de guerre se met en place, comme une violence absolue à nos valeurs : décider qui peut vivre ou non.

Tic-Tac, 12 mars : le cap symbolique des 3000 cas français est franchi. L’Italie est déjà sous cocon depuis 3 jours lorsqu’est annoncée la fermeture programmée de nos écoles pour le lundi suivant. Toutes les publications scientifiques montrent que le seul moyen d’enrayer l’emballement mondial, c’est celui de la distanciation sociale. Dit autrement : le C.O.N.F.I.N.E.M.E.N.T

Moi : Ouf ! Le premier pas est fait. Mais pourquoi a-t-on maintenu les élections ? En situation d’ultra crise, il ne peut pas y avoir de demi-mesure. Entre le blanc et le noir, le gris ne peut pas exister. Il faut faire simple.

Tic-Tac 14 mars : 5000 cas. La décision tombe enfin, brutale. Tous les lieux publics sont fermés. Tous ? Non ! Car les bureaux de vote, tel le village d’Astérix, résistent.

Moi : Je hurle ! Aberration entre le cartésien scientifique et le sociétal politique. Comment faire accepter le danger si ce qui est interdit ici, est autorisé là. Il fait beau. La vie explose dans les rues et jardins. Encore un jour de perdu. Terrible échec sociologique. Sur mon compte twitter, je prédis le confinement pour le mercredi suivant.

Tic-Tac, 16 mars : 7000 cas, 150 morts en France, 28000 en Italie, près de 200000 dans le monde. Un carnage.  Le confinement « doux » est enfin annoncé pour le mardi 17.

Moi : impression bizarre. Je suis triste et heureux à la fois. Je suis prêt dans ma tête. Je sais quoi faire.

Tic, 17 mars midi : la France se barricade. L’économie s’arrête. Petit à petit, toutes les frontières se ferment sur la planète Terre. Les pays se recroquevillent. La pandémie, massive, est sur nous.

Tac…

 

André Montaud