vendredi 2 octobre 2009

La vallée oubliée

La neige et le froid recouvrent un paysage vallonné où quelques rares fermes tentent de grignoter de maigres espaces à la forêt envahissante. La piqûre de l’air glacée ne fait pas que bloquer les hommes et les bêtes à l’intérieur. Elle fait se recroqueviller les veines du bois pour en faire une matière à nulle autre pareille. L’arbre, altier dans la vallée, prend ici une allure toute aussi chétive que robuste. Un trésor que vont savoir manier des générations d’habitants.

Il s’appelait François, à moins que ce ne soit Paul ou Yves. Il était parti loin, très loin au-delà des montagnes et découvrit les boites à pharmacie en bois, ancêtres de nos piluliers et autres blisters en plastique ou carton. Entré au pays et maniant le rabot, il compris bien vite que son bois, si commun ici, était en fait une ressource précieuse lui permettrant d’imiter, mais surtout d’améliorer la qualité de fabrication de ce contenant pharmaceutique.
Fin de l’acte 1.

Ils étaient maintenant des dizaines à produire de petites boites à pilules et autres pommades. Lui s’appelait Germain, il ne se savait pas innovateur mais il allait, par une idée de génie, décupler, centupler le marché. Cette insignifiante boite allait devenir une boite à fortune en passant de la « crème, sent bon » au « fromage qui pue ». La boite à fromage était née.
Fin de l’acte 2.

Ils étaient des centaines, paysans l’été, boisseliers l’hiver. Ils étaient devenus des maîtres incontestés. Le rabot avait fait place à la targeuse, le compas tranchant à la rondeuse, la colle au clou, le clou à l’agrafe. Une véritable industrie était née et prospérait. Dit en langage savant, ils possédaient à merveille les leviers de l’innovation incrémentale. Que pouvait-il leur arriver ? Champions, ils étaient, champions ils seraient.
Fin de l’acte 3.

Telle une tornade, la boite en carton, arrivant soudainement sur le marché, allait rebattre toutes les cartes. Ce nouveau matériau réunissait bien des avantages : léger, facile à manipuler, imprimable et économique. Face à cette révolution, la production même optimisée à base de bois perdait tout avantage. Maîtres du bois, mais aveuglés par leur succès, personne n’avait vu le danger potentiel de cette innovation de rupture. La vallée de la boîte en bois se mourrait.
Fin de l’acte 4.

Triste fin ? Non ! Car le climat dur avait appris à ces hommes et à ces femmes l’adaptation, la souplesse et l’obstination face à un environnement hostile. Sur les restes d’une industrie florissante, une nouvelle génération se mit en route, innovant en associant des technologies alliant le bois au carton puis découvrant le plastique, innovant dans la distribution en construisant des usines près des grands fromagers.

Dans cette vallée reculée, perdue au milieu des épicéas, la renaissance était en route. Une entreprise devenait, en quelques années, leader mondial de la boite à fromage par une perpétuelle course à l’innovation de rupture. Un autre, restant dans la tradition d’excellence la plus pure, développait des marchés de niche.
Fin de l’acte 5.

Histoire étonnante, méconnue et pourtant si moderne.
Le 19ème siècle avait vu naître dans les vallées montagnardes le concept de double activité, mélange de métiers agricoles et d’ateliers industriels. Le 20ème siècle transforma cette économie particulière en industrie florissante. La tradition du peigne d’Oyonnax a donné naissance à la plastic vallée, le clou de Morez, en s’étirant, s’est fait lunette, l’usinage des banales vis des origines transforma la vallée de l’Arve en capitale du décolletage et de la mécanique de haute précision.

Mais qui sait encore que, sur les hauts plateaux du Jura, la vallée de l’Orbe, connue pour la station des Rousses, avait vécu une évolution qui mériterait de figurer dans bien des livres de management moderne :
- Démarrage sur un petit marché pour « se faire la main », suivie de l’application d’une technologie maîtrisée à un marché de masse.
- Optimisation continue des techniques de fabrication pour garder l’avantage concurrentiel.
- Syndrome du Leader qui ne voit pas l’arrivée de produits de substitution.
- Rebond enfin, grâce à la capacité de remobilisation sur de nouvelles techniques et de nouveaux services.

L’histoire de la boite à fromage est exemplaire à deux titres.
1- Gardons en tête, la nécessité d’équilibrer en permanence les ressources consacrées à l’innovation incrémentale et à l’innovation de rupture, pour ne pas passer par ce fichu stade du syndrome du leader. Cela évite bien souvent qu’autre chose que le fromage ne coule ! Cà, c’est la morale bien morale que nous transmet la Vallée oubliée.
2- Mais peut-être encore plus important, est ce mystère quasi génétique de la capacité infinie à rebondir. Même dans les moments les plus sombres, il y a de nouveaux entrepreneurs prêts à prendre le relais. L’histoire de la Vallée oubliée est bien celle d’une superbe histoire sans fin, pépite d’optimisme à l’état pur.

Voilà bien le vrai cadeau que nous offre la Vallée oubliée.

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